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regard triste, il rêvait d’une autre vie que la solitude de sa vie privée.
            Sur le plan professionnel, rien à redire. Parfait.

            Absorbé par sa dernière création et l’écoute de la musique, il ignora la
            présence de la jeune femme dans l’encadrement de la porte.
            Cet après-midi, il reproduisait ce que sa mémoire avait gardé comme
            image et beaucoup aimé : le coucher du soleil sur l’aire de l’aigle royal.

            Elle était là, vêtue d’un jean noir sous un anorak vert clair, les larmes
            aux bords des yeux. Elle tendit la main vers cet homme tout en ouvrant
            la bouche, mais aucun son n’en sortit.


            Le siège roulant et pivotant dansa légèrement de la gauche vers la droite.
            Campé sur ses pieds, il poussa sur le siège et recula jusqu’au centre de
            la pièce. Le sourire de satisfaction de l’artiste était la seule chose réelle.
            L’aire de l’aigle au sommet de la montagne n’était visible que de lui.


            Après sa journée de travail ou les jours de grande déprime, Alban aux
            commandes de son hélicoptère partait caresser les cimes de la chaîne
            des Alpes.
            De temps en temps, l’aigle royal l’accompagnait dans son vol. L’oiseau
            battait  des  ailes  ou  se  laissait  porter  par  les  courants  ascendants  ou
            descendants. Il ouvrait son bec en poussant un cri strident invitant le
            visiteur  indésirable  à  regagner  la  terre  ferme.  Là,  il  était  chez  lui.
            Majestueusement, il tournoyait autour de son nid, les ailes se refermaient
            et  les  serres  accrochaient  les  branchages  de  bois  secs  entrelacés  et
            parfaitement stables. Le corps droit, le bec ouvert, il communiquait avec
            l’oiseau mécanique. L’hélicoptère piloté par Alban tanguait d’un degré
            puis glissait vers le côté droit et disparaissait laissant sa majesté royale
            dominer les pics enneigés.
            Cette scène enfouie dans sa mémoire depuis des mois était remontée
            devant ses yeux ce matin, les doigts de l’artiste brûlaient d’impatience.
            Il devait se poster devant son chevalet et œuvrer. Le crayon dans la
            bouche, le fauteuil fit un tour de 360° de satisfaction.
            En une fraction de seconde, le regard bleu gris d’Alban remarqua enfin
            la présence de la jeune femme. À nouveau, un virage à 90° vers la droite,



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